Je suis né Juif au Soudan

Avant la haine, il y avait la lumière du Nil. Avant les pierres, il y avait les rires des toits de Khartoum. David Gabra, l’un des derniers Juifs du Soudan, raconte un pays oublié, celui où les Juifs, les Arabes et les chrétiens vivaient côte à côte, avant que l’histoire ne se referme brutalement. Son témoignage est plus qu’un souvenir : c’est la mémoire d’un monde effacé.
Je suis né Juif au Soudan

Je me souviens de l’odeur du jasmin sur les toits de Khartoum.
Des nuits où l’air était si clair qu’on voyait les étoiles vibrer au-dessus du Nil.
J’avais 25 ans.
Ma mère disait que le Soudan était un pays béni, un pont entre les mondes.
Et elle avait raison.

Le matin, on ouvrait les volets sur un ciel d’un bleu impossible.
Les vendeurs de fruits passaient en criant, les enfants jouaient pieds nus dans la poussière dorée.
Les maisons sentaient la chaux, le café noir et la menthe fraîche.
À Khartoum, tout le monde se connaissait : les Grecs, les Arméniens, les Syriens, les Juifs, les musulmans, les chrétiens.
On vivait ensemble, côte à côte, sans méfiance, sans barrière invisible.

Le soir, tout le quartier montait sur les toits pour respirer.
On partageait des gâteaux de semoule, on parlait fort, on riait de tout.
Les femmes échangeaient des recettes, les hommes des nouvelles du port.
Le Nil, lui, coulait lentement, immense, comme un dieu silencieux.
Le Soudan, c’était une promesse de coexistence.
Un pays où l’on pouvait être juif et soudanais, africain et oriental, croyant et libre.
Un pays qui n’existe plus que dans ma mémoire.


 

Quand le vent a tourné

1956

Le pays devient indépendant.
À la radio, la voix de Gamal Abdel Nasser tonne depuis l’Égypte.
Il parle d’unité arabe, de dignité, d’ennemis à combattre.
Et pour la première fois, j’entends ce mot prononcé avec colère : Israël.

Au début, ce n’était qu’un changement d’atmosphère.
Les sourires restaient, mais un peu plus crispés.
Les plaisanteries devenaient allusions.
Et puis un jour, ma sœur rentre en pleurs.
On lui a dit à l’école qu’elle n’était pas soudanaise.
Qu’elle était yahoudiya,  juive, donc étrangère.

Les journaux ont commencé à parler de « traîtres », de « cinquième colonne ».
On a arrêté d’inviter nos voisins.
Les murs ont commencé à se refermer.

En 1965, la peur est entrée dans nos maisons.
Une nuit, ils sont venus.
Ma mère hurlait, mon père poussait un buffet contre la porte.
Les vitres tremblaient, les enfants pleuraient.
Le lendemain, sur le mur, trois mots tracés à la peinture rouge :
“Dehors les Juifs.”


 

Le départ

J’ai fermé ma boutique de textiles à neuf heures du soir.
J’ai dit à mes voisins : « À demain matin. »
Mais je savais que je ne reviendrais pas.
Je suis allé directement à l’aéroport, j’ai pris un vol pour la Grèce.
De là, j’ai rejoint Israël.

Je n’ai emporté qu’une valise, quelques photos, et la poussière du Nil dans mes chaussures.
Quand l’avion a décollé, j’ai vu Khartoum rétrécir à travers le hublot.
J’ai pleuré sans bruit.
Ce n’était pas un adieu : c’était une amputation.


 

Un monde effacé

Quelques années plus tard, la communauté juive du Soudan n’existait plus.
Nous étions environ mille ; il ne restait qu’une poignée d’âmes à la fin des années 70.
La synagogue a été vendue, le cimetière abandonné.
Les familles se sont dispersées : Israël, la Suisse, les États-Unis, l’Angleterre.
Et aujourd’hui, le Soudan ne garde presque aucune trace de notre passage.

En 2019, un ministre soudanais a invité les Juifs à revenir, à “retrouver leur citoyenneté”.
J’ai lu ça dans un journal.
J’ai souri, tristement.
Revenir ?
Revenir où ?
Dans les ruines de nos maisons ?
Sous les noms effacés de nos pierres tombales ?


 

Le Soudan d’aujourd’hui

Soixante ans plus tard, le pays de mon enfance brûle à nouveau.
Plus de 2 millions de morts depuis le début des années 80, des millions de déplacés.
Les images d’Omdurman bombardée me brisent le cœur.
C’est là que j’ai grandi.
Là où les rires des enfants ont été remplacés par les cris des mères.
Et le monde regarde ailleurs.
Le monde ne regarde plus le Soudan.

Je me demande parfois si c’est le prix de l’oubli.
Quand un pays efface sa mémoire, il finit par se dévorer lui-même.


 

Les nouveaux exilés

Ironie du destin : il y a de nouveaux Soudanais en Israël aujourd’hui.
Des réfugiés, non juifs, fuyant la guerre, la faim, les milices.
Je les croise parfois dans les rues de Tel-Aviv.
Leurs enfants parlent hébreu mieux que moi.
On se regarde sans un mot.
Eux fuient un pays qui ne les protège plus.
Moi, j’ai fui un pays qui m’a rejeté.
Mais c’est le même exil.
Le même Nil, coulant dans nos veines.


 

Épilogue

Je vis à Haïfa maintenant.
Parfois, le soir, je ferme les yeux et je sens à nouveau le parfum du jasmin.
Je revois le Nil, immense et silencieux.
Je revois ma mère allumer les bougies, ma sœur danser sur la terrasse, mon père rire avec ses amis musulmans.
Tout cela a disparu.
Mais la mémoire, elle, ne meurt jamais.

Le Soudan a perdu ses Juifs.
Puis il a perdu son âme.
Et aujourd’hui, il perd ses enfants.


Article inspiré et réadapté de “La communauté juive perdue du Soudan en images” de BBC News Afrique

 

 

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